D’une géométrie baroque à une géométrie curieuse
01 – Sur la route de Maulévrier
Les blés, mûrs à craquer, ondulent sous le vent. D’énormes machines, sophistiquées, les moissonnent. Les bottes, compressées, forment de gigantesques roues éparpillées ça et là, dans l’or des champs hérissées. Ce désordre incongrue s’absorbe et s’évanouit par la dissolution hallucinatoire de cette chaleur vibrante de l’après-midi.
L’émotion fugace de ce chaos apparent masque à peine les empreintes des moissonneuses dans le sol durci par le soleil de plomb. La machine attaque par le milieu du terrain en suivant les bords pour se décaler ensuite progressivement sur une ligne quadrangulaire absolument continue et parfaitement géométrique dans une parcelle remembrée et rectangulaire donnée, retrouvant toujours le point de départ. Une logique souterraine est à l’œuvre. Les bottes sont disposées, en réalité, selon un processus linéaire, mécanique déterminé à l’avance. Ce spectacle me faisait penser à une œuvre de Michel Jouët.
02 – La dialectique exclusive ?
Nature contre culture, homme contre nature, nature contre machine, ordre contre culture, nature contre raison, homme contre logique, désordre contre nature.
La dialectique de l’ordre et du chaos recouvre fréquemment celle du sujet et de l’objet, de l’humain et du réel et plus largement celle d’une division, d’une opposition, d’une rupture([1]) !
Piet Mondrian : «Soirée (Arbre rouge)», 1908, huile sur toile et « L’arbre argenté », 1911, huile sur toile
La modernité, et l’abstraction géométrique qui en résulte parmi d’autres choses, s’est souvent retrouvée dans la situation d’être défendue de cette manière ! En opposition ! Qu’elle se soit historiquement construite ainsi parce que, pour grandir, il est difficile de ne pas tuer son Père, sans nul doute ! Et que dans cette situation de transgression, à défaut d’être seul, mieux vaut être accompagné de la vérité, le prétendre en tout cas, très certainement !
Kasimir Malévitch : « Baigneur », 1911, 105×69, gouache sur papier,
Cherchant à s’appuyer sur la vérité « absolue », l’abstraction géométrique ne peut être habitée, dès lors, que par la raison, le logo. Les arbres cubistes de Mondrian le montrent à leur manière. L’ordre transcende la gestualité chromatique expressive par le cerne noir, le trait, la ligne, la loi, avec le risque d’un totalitarisme potentiel. Si par aventure, la couleur se retrouve livrée à elle-même à l’intérieur du contour de la figure, alors réapparaît le chaos([2]).
La première aquarelle abstraite de 1910 de Kandinsky, dont on répète à l’envie qu’elle est abstraite, précisément, est en réalité la naissance d’un art gestuel mort-né du propre fait de son créateur. Le contexte historique ne semble pas prêt à recevoir un tel débordement([3]). L’artiste discipline alors sa couleur et son geste très rapidement La géométrie du cerne garantie la figuration en filigrane, en deçà et au delà([4]). L’ornement visible, un simple détail subjectif, est remplacé par une vérité première objective, structurale permettant l’accès à la totalité, à la vérité. Telle serait la force de l’abstraction géométrique primitive, historiquement déterminée, définie comme un mystère téléologique propice à la révolution du monde.
Wassily Kandinsky : « Sans titre », 1910, 49,6×64,8, aquarelle sur carton
Piet Mondrian : « Composition en rouge, jaune et bleu (étude de la peinture) », 1921, huile sur toile
La ligne contre la couleur rappelle, dans des termes différents, il est vrai, pourtant un vieux débat très orthodoxe qui opposait, en son temps, les baroques et les classiques ! Il semble bien, dans ces conditions, que la dialectique reste exclusive !
03 – La dialectique constructive ?
Qu’en est-il alors de la ligne chez Michel Jouët qui semble traverser tout son travail ?
Concernant la ligne, analogique de la Raison, elle trop exclusive pour être considérée en elle-même ! L’artiste, en amont, s’en amuse. Il la tord, la pousse à ses limites, la franchit, la transgresse parfois. La ligne peut s’inverser pour aller chercher ses contraires dont elle prétendait se défendre. La ligne est devenue un matériau prêt à l’usage. C’est un readymade([5]) ! De la ligne, Michel Jouët peut décliner tous les paramètres qui en découlent tels le support, sa forme carrée, son épaisseur, la transparence, le noir et le blanc en opposition au gris, en opposition à la couleur, en opposition à la représentation, en opposition à l’objet, etc.. C’est une dialectique exploratrice, constructive.
Plus largement, le travail de l’artiste, pose en aval, la question de l’abstraction géométrique. Il la pose aujourd’hui ! Il opte pour cette hypothèse, d’abord de la peinture (figurative) qui est morte, qui plus est, abstraite et de surcroît géométrique. Indubitablement, cet homme est fou !
Non, la peinture ne peut pas être morte ! Ou alors serait-elle l’objet de quelques chercheurs perdus dans l’érudition d’un savoir enfermé dans les musées réservé à l’élite ? Peut-être bien ! Au moment même où les galeries d’art ne cessent de fleurir dans toutes les communes ? Justement ! Et inversement ! Est-ce un symptôme de déclin ? Alors même que certains FRAC défendent l’art jeune, la nouvelle génération, l’art contemporain, celui de maintenant, un art sans histoire([6]) ?
Une « dialectique constructive » offre, néanmoins, l’avantage de garder un pied dans le passé, de se donner une mémoire, de se charger. Cette stratégie permet d’échapper à une compétition linéaire, hiérarchique à laquelle l’art se soumet dés lors qu’il est mondialisé([7]).
Cette dernière prédispose donc à une recherche plus sereine. En fait, le travail de l’artiste part à la conquête du monde ou plus exactement à l’exploration du réel dont il expérimente divers aspects.
04 – Le rapport au réel
Cette question d’un rapport au réel ne se pose pas pour la première fois dans l’histoire de l’art. En fait, ce rapport se manifeste lorsque la dialectique « baroque/classique », ou plus largement « émotion/raison », touche à ses limites. L’art se présente fréquemment sous la forme d’un antagonisme et les créateurs se positionnent également de cette manière, selon leur tempérament ou leur inclination intellectuelle([8]).
Néanmoins, cette opposition n’épuise pas la totalité d’un champ artistique quand à sa compréhension. Les limites de ce rapport duel se manifestent lorsqu’une usure apparaît dans les constructions intellectuelles et sensibles d’une période donnée. L’exemple de la filiation « maniérisme, baroque, rococo » témoigne, en partie, de cette limite quand elle se conclut par l’art pompier du XIXème s.. A l’opposé, la filiation « perspective (15éme s.), classicisme, néoclassicisme » témoigne d’une usure similaire d’un idéal ayant fait long feu, se concluant de manière analogue([9]).
Quoi faire dans cette situation et à quoi assiste-t-on ? Quand les idéaux s’effondrent et que les émotions s’émoussent, peuvent dès lors se manifester, parmi d’autres choses, la nostalgie, l’âge d’or, la réaffirmation de valeurs sûres, un art formel, viril, distractif.
Une hypothèse, plus marginale, apparaît de fait, celle du réel, de son observation, de sa description, une refondation nécessaire afin de ré-envisager le futur([10]). L’exemple de Monet et l’impressionnisme en témoignent à leur façon. Un « punctum »([11]) sans accoutumance nous saisit immanquablement au spectacle de ses toiles, l’expérience d’un passé simple, sans émotion, sans raison.
Pour pertinente que puisse être cette hypothèse, qu’en est-il de la fin de la modernité, de ses idéaux, de ses désirs et plus précisément du travail de Michel Jouët ?
L’intérêt que porte l’artiste au réel s’est affirmé très tôt, dans le fond. Suite, au départ, à une très courte période « optique/cinétique », on assiste, rapidement, à une œuvre qui devient le Lieu d’une contradiction, où se jouent et s’affrontent l’ordre et le chaos, sans doute, mais au delà, une opposition constructive ouverte à l’investissement du monde([12]).
Michel jouët, de ce fait, va s’attacher à donner du poids à son abstraction. Par exemple, il l’incarne. Il s’intéresse à la résistance des barres métalliques qu’il utilise dans certains de ses tableaux, à leur flexion. Il introduit la pesanteur avec sa série des « Fils à plomb ». La transparence devient le prétexte à expérimenter l’épaisseur de ses matériaux comme le calque, sa densité. Parallèlement, le réel peut prendre la forme d’une plume, d’une branche d’arbre, d’un morceau de plexiglas, d’une trace d’avion dans le ciel, de poils pubiens, de la ligne sur laquelle sont disposées des meules de foins, de néons, d’œuvres achetées dans des brocantes sur lesquelles il intervient. Chez l’artiste, le réel devient protéiforme. La dialectique constructive du départ se veut dynamique et porteuse d’enjeux tournés vers le monde tout en restant fidèle à une base syntaxique. Le travail de Michel Jouët, à en juger par son évolution, semblerait simultanément très classique à le prendre au premier degré et très post-moderne à l’envisager dans l’intérêt qu’il porterait au réel.
Je regardais désormais, « Les meules de foins » de l’artiste avec un œil nouveau. La ligne justifiait bien de la disposition des meules en réalité. Des paramètres intervenaient ici et là. La pente du terrain, le vent, le sol permettaient de déroger à la règle de la ligne. Mais toujours du réel, en fait !
le 13/01/2012
Serge Teskrat
Télécharger le livre en pdf « Michel Jouët ou les jeux de la géométrie » de Serge Teskrat
([1]) Cette modalité d’évolution « freudienne », construite sur un rapport de force, reste pourtant brutale ! N’y aurait-il pas d’autres modalités possibles : l’attraction, la complémentarité, l’addition, la multiplication, la construction ? Doit-on détruire pour se construire ?
([3]) Même si Freud (1856-1939) est en « postérieur » par rapport à Marx (1818-1883), tant sur le plan de l’histoire que de celui de la réception de leur discours, ce dernier emporte le morceau. L’art a toujours fait de la politique, même sans le dire. L’inconscient, le désir, le sexe restent toujours maudits.
([4]) La géométrie, en deçà, garde toujours la trace originelle d’un réel dont s’est inspiré l’artiste pour l’élaborer même s’il s’évertue à en effacer les reliquats. En aval, son cerne, la qualité noire de ce dernier attesteraient d’une figuration fut-elle symbolique au point d’en être abstraite se re-figurant donc quitte à migrer vers le scriptural.
([5]) Une structure plastique peut-être parfaitement utilisée comme objet. Le classicisme ne fait pas autre chose avec le modèle antique qu’il réinterprète continuellement relativement à son contexte contemporain, le soumettant à ses besoins. Ce modèle devient un objet véritable !
([6]) Contre les anciens alors ? Ceux que les « trenta » appellent aujourd’hui peut-être les « soixante-huitards » ? Et Michel en ferait-il parti dans ce cas ? Serait-il un « soixante-huitard » resté fidèle à ses idéaux et considérés par certains comme « attardés » (on pense évidemment à Opalka qui n’a pas dévié d’un iota sa trajectoire et qu’il continuera jusqu’à sa mort) ou aurait-il accompli sa mutation, son adaptation post-moderne ? La question mérite d’être posée !
([7]) De plus, l’artiste travaille parallèlement et gagne donc sa vie. D’avoir un pied et dans le monde du travail et dans celui de la recherche nécessite beaucoup d’énergie mais offre l’avantage de garder un lien au réel avec la possibilité d’une grande liberté.
([8]) Cette présentation n’a d’autre finalité que d’être heuristique et ne prétend pas épuiser le débat.
([9]) Sans doute, les représentations de ruines antiques, comme en témoigne l’oeuvre de Piranèse, incarnent assez bien une passerelle entre ces deux polarités. Encore que les catégories utilisées sont très discutables et mériteraient d’être précisées. La forme esthétique n’est plus réellement habitée par un fond signifié d’un côté comme de l’autre. De ce point de vue, Ingres et Delacroix renouvellent certainement ce rapport et inaugurent la modernité qui s’annonce.
([10]) « L »Annonciation » d’un Crivelli ou « La Vierge au Chancelier Rollin » d’un Van Eyck au XVème s sont boulimiques d’une infinité de détails et partent à la découverte du monde même si la cohérence spatio-temporelle n’est pas toujours d’une parfaite cohérence telle qu’on s’y est habitué aujourd’hui. Bien que l’exemple du luminisme fin au XVIème s avec De La Tour, plaide en faveur d’une « tria-lectique » permanente dont les polarités ne seraient pas toujours apparentes, le « Grand Siècle » reste l’exemple où les trois termes de cette « tria-lectique » sont affirmés avec évidence.