François Molnar

Volupté ou austérité ?

La préface d’un catalogue, traditionnellement, sert à expliquer les œuvres exposées, partant du principe de toute évidence faux que le préfacier connaît mieux les œuvres et l’intention de l’artiste que l’artiste lui-même. Le préfacier prétend traduire l’œuvre, une sorte de traduction de langage codé en langage clair. Malheureusement, il n’y a ni grammaire, ni vocabulaire pour cette traduction, et peut-être n’y a-t-il même pas de contenu à traduire : il est difficile d’expliquer l’inexplicable. Il faut pourtant écrire, c’est la tradition qui le veut. D’où la langue de bois de tant de critiques depuis un demi-siècle. Les anciens n’avaient pas de problèmes, Vasari de la ressemblance : « Il ne lui manque que la parole » était son compliment favori. Diderot voulait que le portrait d’un tailleur ressemble à un tailleur ; même Baudelaire et Zola avaient à leur disposition ce « garde-fou » qu’est la nature.

Par un processus historique, la peinture a cessé d’être la représentation de quelque chose existant dans la nature. Elle n’est plus la copie d’une copie, comme lui reprochait Platon. La mesure de la qualité esthétique ne peut plus être la nature. Même pour les artistes chez qui on trouve encore, sous une forme plus ou moins allusive, un coin de nature, la ressemblance, l’exactitude du dessin ou de la couleur n’entrent pas dans la qualité de l’œuvre. La perspective de la chambre à Arles de Van Gogh est de toute évidence fausse ; peu importe, c’est un chef-d’œuvre. La synthèse d’image, avec la fameuse 3D, fabrique des images en perspectives correctes sans fin : quelle horreur !

Pour remplacer la nature abandonnée, le paradis perdu, beaucoup d’artistes, de mon point de vue subjectif, les plus intéressants, sinon les meilleurs, les plus fertiles, se sont tournés vers la géométrie depuis le début de ce siècle, vers cette géométrie qu’on soupçonnait depuis longtemps, depuis Pythagore, depuis Villard de Honnecourt, d’être la force organisatrice cachée de la peinture.

Dès sa naissance, l’art abstrait dit géométrique – art que Michel Jouët pratique – présente deux tendances, ou plus exactement obéit à deux motivations.

1. La géométrie, par sa clarté, par sa simplicité, est prédestinée à attirer l’attention sur les problèmes métaphysiques, métaphysiques évidemment dans le sens le plus obscur, le plus irrationnel du terme, vaine spéculation sur les problèmes réels ou imaginaires, sans réponses, sans solutions. Philosophiquement cette tendance mène directement à un mysticisme aveugle, à l’adoration en extase d’un triangle ou d’un rectangle. Les formes n’agissent plus en tant que forme sensible, comme beauté plastique. Elles servent comme appât de transcendance, comme support pour des méditations spiritualiste, plus près du comportement de quelque faux yogi que de l’attitude esthétique d’un homme devant une œuvre d’art plastique. Effectivement, l’aboutissement de cette tendance est l’adoration du « rien », le Nirvana « extension de l’individualité et son absorption dans la spiritualité suprême ». Psychologiquement, cette attitude appelle à rejeter la raison en faveur des forces aveugles de l’inconscience obscure.

2. Les artistes de l’autre tendance considère les formes géométriques simples comme des éléments, comme les briques avec les quelles il est possible de construire une œuvre ; construire certes, en suivant son inspiration, sa volonté artistique, mais sous un rigoureux contrôle rationnel, selon la démarche inspirée de la méthode hypothético-déductive, si efficace dans d’autre domaines : on émet une hypothèse et l’on voit systématiquement toutes les conséquences de cette hypothèse. L’aboutissement logique de cette tendance est la science. Pourtant l’art n’est pas la science, même si les créations artistiques et scientifiques sont bien plus près l’une de l’autre que l’on ne le pensait autrefois. On sait depuis Poincaré et Heiselberg, qu’à la base de toute démarche scientifique, il y a aussi une intuition forte.

Naturellement, les deux attitudes esquissées plus haut n’existent pas en réalité sous une forme aussi pure. Les deux chemins s’entremêlent : le spiritualisme et le matérialisme pourraient cohabiter et souvent cohabitent chez le même artiste. Le plus célèbre constructiviste, Malevitch, professait des idées mystiques, et le théosophe Mondrian ne dédaignait pas de contrôler mathématiquement son intuition.

La première voie est agréable, voire voluptueuse, l’autre aride. Michel Jouët a choisi la seconde. Il l’a choisie consciemment, sans concession, et en plus avec humour. Je pare sur l’avenir de cette seconde voie, voie royale, loin de tout mysticisme, de tout obscurantisme, et sur le parcours futur de Michel Jouët.

François Molnar

Paris, 21 mars 1990