Bernard Fauchille

DE LA NATURE DES CHOSES

L’univers est mathématique. Démocrite, Pythagore, et certaines démonstrations contemporaines sont suffisamment explicites. Inutile d’y revenir. Les constatations sont multiples, que la nature se meurt, se développe selon des proportions, des schémas, des progressions que l’homme a synthétisé en formules : chute des corps, spirales diverses, etc.

Cette conception pousse à la conclusion que notre univers, ou ce que nous nommons tel, se condense en un système de relations mesurables (sinon mesurées) dont la loi fondamentale serait le rythme. Les Arabes en firent la vase de leur architecture et de leur décoration. Le XXe siècle reprit à son compte les idées de Pythagore, l’analyse et l’usage du Nombre d’Or et de la Divine Proportion, déjà bien connue en Europe. Mais ce qui aurait pu être un froid élément de rhétorique a ouvert le chemin à une réflexion et des réalisations plastiques complexes. L’art minimaliste, plus important mais moins novateur qu’on a dit cherche à retrouver une certaine « pureté » de l’idée créatrice, dont la formulation, claire, précise, indubitable, l’emporte sur la réalisation, l’objet concret, qui selon les principes platoniciens, n’est que l’ombre ou le reflet de l’authentique réalité.

Peut-être touchons-nous du doigt ici le vrai problème : quels sont nos rapports avec le monde extérieur ? Que sommes nous en train de scruter : la réalité, telle que nous la percevons (ou croyons la percevoir, avec nos illusions), le monde intérieur (avec ses mouvances), ou la recherche rigoureuse, mais son dogmatique, des structures des apparences ?

La démarche n’est pas sans danger. En effet des catégories – il ne s’agit pas d’une liste exhaustive – qui énoncent diverses approches du monde dans lequel nous évoluons, comportent en elles-mêmes leurs propres caricatures. Un vague panthéisme, plus ou moins symboliste, une indigence qui se cache derrière des postulats flous, où le moins n’est qu’un cadre vide sans suggérer le plus, voilà quelques dangers que l’art conceptuel affront régulièrement. Il est vrai qu’on lui a souvent fait grief de son ascétisme chromatique. Les couleurs deviennent aisément un moyen de séduction – réapparaissent donc Ingres, Kant… pour qui elles ne sont que des « attraits » – ce qui expliquerait leur absence dans l’œuvre de M. Jouët. Cette séparation couleur/non couleur n’est pas totalement pertinente pour l’art conceptuel, on l’a vu à l’exposition « La Couleur seule » à Lyon (Oct. Déc. 1988), dont l’intelligence est pourtant loin d’épuiser le sujet. Ce problème en réalité dissimule un choix plus profond. Travailler avec, ou mieux sur les/la couleur(s), implique à plus ou moins brève échéance que l’on se tient, semble-t-il, à une perception (à vrai dire un très vaste domaine) basée sur des chocs sensoriels, où la sensualité de l’œuvre – qui s’éloigne alors de la froide conceptualité – doit recourir au hasard ou à un système, pour éviter le piège du lyrisme, de la décoration, ou du symbolisme.

Par contre, l’emploi exclusif du noir, du gris, du blanc (mais mat, brillant, satiné, velouté… ?), (et quel gris, quel blanc, quel noir ?) implique une autre vision du monde ; le refus de la couleur (A. Charlton, G. Ümberg, R. Ryman…) entraîne la mise en évidence de la matérialité de l’œuvre, de l’affirmation du presque rien, qui ne peut jamais être vacuité totale (de par la matérialité de son support et de sa concrétisation même), et par la même, de renoncement en renoncement, parvenir à la limite même de l’œuvre, quand l’artiste énonce et donc déjà organise l’immatériel, l’impalpable, l’idée naissante hors du vide.

C’est ici sans doute que gît la grande force de l’art conceptuel : ramener notre esprit au-delà des problèmes proprement plastiques (formes, couleurs, surfaces, espace), l’entraîner vers ce qui dépasse l’accidentel, vers des notions structurantes de rythme, d’évidence, et finalement vers une métaphysique.

La réunion de divers concepts – à première vue opposés – n’est pas fortuite l’arbitraire et le justifié, le hasard et la nécessité. Deux éléments que l’on trouve à l’œuvre dans nombre de catégories d’activités dans nos sociétés occidentales (jeux, économie, droit, commerce, politique…), de type légaliste ou plus vaguement cartésien, voire apollinien. En effet, comme chez Sol Lewitt, Carl André, Frank Stella, François Morellet, Michel Jouët, une règle est choisie – forcément arbitraire dans ses présupposés mêmes – et appliquée avec rigueur. Les œuvres qui s’en suivent ne sont, à la limite, que des cas particuliers et peuvent se développer et se multiplier dans l’espace en rythmes, en répétitions systématiques, qui veulent effacer aussi complètement que possible toute intervention et a fortiori tout état d’âme de l’auteur.

De ce fait, chez M. Jouët, les rythmes (1962), les recherches sur les jeux optiques (1967), sur les superpositions de trames (1969), les répétitions de segments de droites en séquences (1969), les répartitions aléatoires de segments de corde blancs et noirs (1971), la problématique de la ligne droite (1973-1975), les craquelures (1975), les bandes blanches sur fond noir (1978) ou sur volume (1986), les fentes d’une poutre (1980-1985), les ficelles (1989), sont autant de jalons (mais non les seuls) dans un itinéraire solitaire, qui veut rendre évidentes la simplicité de l’affirmation, la volonté d’observer une nature majestueuse, tragique dans son ignorance du l’humain, où le peintre, le sculpteur souligne froidement la résurgence de rythmes, et l’émergence du hasard (du Destin ?) que l’on a oublié. L’intervention plastique consiste ici à intégrer un instant donné, une coïncidence (qui devient paradigme, en illustrant un concept, une idée, un rapport) dans un système susceptible de se modifier. En réalité, l’art conceptuel cherche à édifier parallèlement à la nature brutale, indifférente, une autre nature épurée, calculée, idéelle, impassible, dont les incarnations dépasseraient enfin le contingent, l’accidentel, pour n’atteindre que l’essentiel des choses et des faits.

En intervenant récemment sur d’autres œuvres (A. Cortier, Ernst) ou sur des peintures sans grand intérêt, M. Jouët aborde un autre problème. Nous retrouvons, bien sûr, le recours à la monochromie (le blanc ou le noir), l’intervention minimale aux conséquences catastrophiques (un des ingrédients majeurs du « gag ») sur des ensembles déjà constitués. Paysages, portraits, scènes religieuses sont oblitérés par le refus, l’écran blanc, l’anéantissement progressif, qui ne laisse filtrer qu’une maigre partie du tableau original, selon l’arbitraire le plus serein. Mais précisément ce résidu, cette citation (les yeux en particulier, une déchirure, un morceau de ciel…) – extrait d’une citation, d’un résidu d’une toute autre vision du monde – provoque une bouffée d’inquiétude, un vague malaise devant la médiocrité, le banal qui est admis, et parallèlement est transfiguré. Comme si dans deux ou trois siècles l’on devait bâtir l’histoire de l’art actuel d’après quelques épaves d’un salon quelconque de peinture… le rêve, l’intuition, l’imagination ne sont-ils pas nos béquilles, quand il ne nous reste qu’un pied ou qu’une main d’une statue antique, ou quelques vers d’un poète grec, d’une prolixité jadis célèbre ?

Cette réflexion sur la trace laissée, celle qu’on va inscrire, sur la nature immobile (peut-être éternelle ?), sur le murmure du temps, cette recomposition du monde par la simplification, la purification par l’ascèse géométrique et conceptuelle pourrait être parfaitement ennuyeuse. Le calme olympien de sage cuirassé de certitudes, est fort heureusement contrebalancé par un humour décapant, qui ne se prend pas trop au sérieux, et n’érige nullement en dogme ce qui a été observé dans le fonctionnement de l’univers ou d’un système plastique. En effet, on peut contacter le recours aux solutions les plus diverses, les plus inattendues pour réaliser une œuvre : trames, route déformée, ficelle, souris blanches, poutres, M. Jouët ne se satisfait pas de périodes clairement délimitées. Les idées, les œuvres se succèdent, sont jetées sur le papier, concrétisées par quelques exemples particulièrement représentatifs, le reste demeurant à l’état de brouillon ou d’esquisse. Et puis un autre problème surgit, quitte à revenir sur une question (apparemment) déjà résolue. Cette mobilité dans la recherche est intéressante, car elle dénote, une curiosité, un sens du « bricolage » constamment en alerte, une volonté exacerbée de ne pas s’enfermer dans un système clos qui se suffirait à lui-même, et qui transformerait à la longue un style en académiste. La variété des trouvailles traduit aussi une anxiété plus profonde qui contredit en tout point la sérénité, la simplicité des œuvres. Cette anxiété est celle du créateur devant ses œuvres, devant leur sens et leur adéquation à une intuition dont la force et l’efficacité ne sont jamais données a priori. Mais aussi anxiété devant le monde extérieur qui nous demeure mystérieux. On pourra toujours objecter que ces constructions, ces rythmes, ces coïncidences, et les règles que certains ont cru pouvoir formuler ne sont après tout que des mirages, ou au mieux qu’un petit coin dévoilé d’une réalité qui, dans sa globalité et sa complexité, nous échappera à tout jamais.

Et cette inquiétude intellectuelle ne peut se satisfaire d’une seule solution, tout simple et magnifique soit-elle, puisque les problèmes, les observateurs et les points de vue sont multiples. Toute rigueur, toute abstraction s’accompagne à chaque pas de choix, d’imagination, de hasard, et de refus. C’est ce qui fait la force de l’art conceptuel en général, et de Michel Jouët en particulier.

Bernard Fauchille

Conservateur des musées de Cholet 1990


ON THE NATURE OF THINGS

The universe is mathematical. Democritus, Pythagoras, and a number of contemporary demonstrations make this quite clear. There is no need to go back to this. There are countless observations of how nature dies and develops according to proportions, patterns, and progressions that mankind has synthesized in formulae: falling bodies, diverse spirals, etc.

This view leads to the conclusion that our universe, or what we give that name, can be reduced to a system of measurable (if not measured) relations whose fundamental law is rhythm. The Arabs made this the basis of their architecture and decoration. The twentieth century appropriated the ideas of Pythagoras: the analysis and use of the Golden Number and Divine Proportion, already well known in Europe. But what could have been a cold rhetorical element opened the way for reflection and complex plastic creations. Minimalist art, more important but less innovative than is claimed, seeks to find a certain ‘purity’ in creative ideas whose formulation – clear, precise, and irrefutable – wins out against its realization –the concrete object – which, according to Platonic principles, is only the shadow, or reflection, of true reality.

Perhaps it’s here that we put our finger on the real issue: what is our relationship to the external world? What are we examining: reality as we perceive it (or believe we see it, in our illusions), or the interior world (with its constant changes) or rigorous but not dogmatic investigation of the structures of appearances?

This stance is not without pitfalls, since categories – there is no exhaustive list – identified in various approaches in the world we are moving in bring with them their own caricatures. Vague, more or less symbolist, pantheism; emptiness concealed behind fuzzy claims, where ‘less’ is only an empty frame that does not suggest ‘more’: these are some of the dangers that constantly confront conceptual art. It is true that its chromatic asceticism has often been held against it. Colour exercises an easy appeal – to go back to Ingres or Kant … for whom colour is only an ‘attraction’ – which would explain its absence in the work of M. Jouët. This divide between colour/no colour does not wholly apply to conceptual art, as could be seen in the exhibition ‘La Couleur seule’ [Just colour] in Lyon (Oct–Dec 1988), though the subject was far from exhausted by the understanding achieved there. Behind this problem there is actually a more fundamental choice. It would seem that, sooner or later, working with, or more precisely, on colour(s) involves confining oneself to a perception (actually a huge field) based on sensory shocks where the sensuousness of the work – when it departs from cold conceptualism – needs to resort to chance or to a system, to avoid the trap of lyricism, decoration or symbolism.

On the other hand, the exclusive use of black, grey and white (but matt, brilliant, satin or velvety…?), (and which grey, which white, which black?) implies a different vision of the world: the rejection of colour (A. Charlton, G. Ümberg, R. Ryman…) means highlighting the materiality of the work, the assertion of an almost nothing, which can never be total emptiness (given the materiality of its support, and of its realization) and thus, by renouncing one thing after another, to arrive at the outermost limit of the work, when the artist expresses and therefore organizes the immaterial, the impalpable, the idea springing out of the void.

This is certainly where the great power of conceptual art lies: to take our mind beyond essentially plastic problems (shape, colour, surface, space), and transport it to what goes beyond the accidental – to underlying notions of rhythm and fact – and ultimately to a metaphysic.

It is no accident that different concepts that are at first sight contradictory are brought together – the arbitrary and the justified, chance and necessity. These two elements are found at work in various types of activity in our western societies (games, economics, law, business, politics…), ones that are rule-based, or more vaguely Cartesian, or indeed Apollonian. Accordingly, in the work of Sol Lewitt, Carl André, Frank Stella, François Morellet, and Michel Jouët, a rule is chosen – necessarily arbitrary in its particular presuppositions – and strictly applied. Ultimately the ensuing works are just particular cases and can develop and multiply in space in rhythms, in systematic repetitions that seek to obliterate as completely as possible any authorial input – especially the author’s state of mind.

Thus it is that in M. Jouët’s work, rhythms (1962), explorations of optical illusions (1967), of weaving (1969), the repetition of segments of straight lines in sequence (1969), the random scattering of pieces of black and white rope (1971), the problem of the straight line (1973–1975), cracks (1975), white stripes on a black background (1978), or on volume (1986), cracks in a beam (1980–1985), strings (1989),  are so many milestones (but not the only ones) on a lonely journey which seeks to demonstrate the simplicity of the statement, a desire to observe a majestic nature tragically oblivious to the human, in which the painter or sculptor coldly underlines the  reappearance of rhythms and the occurrence of chance (and of Destiny?) – things that have been forgotten. The creation of plastic art here consists of integrating a given moment, a coincidence (which becomes a paradigm by illustrating a concept, idea, or relation) into a system open to change. In reality conceptual art seeks to build, in parallel to the nature that is brutal or indifferent, a different – purified, calculated, ideal, impassive – nature whose embodiments finally go beyond the contingent and accidental, reaching only the essential of things and facts.

Recently, by making interventions in other works (A. Cortier, Ernst), or in pictures of little interest, M. Jouët tackles another problem. We find, of course, the use of monochrome (black or white), and minimal intervention with disastrous consequences (one of the main ingredients of the ‘joke’) in ensembles that have already been composed. Landscapes, portraits, religious scenes are obliterated by rejection, the white screen, or progressive annihilation, which allows only the smallest part of the original picture to show through, in a blithely arbitrary way. But it is precisely this remnant, this reference (eyes in particular, a rip, or a patch of sky…) – taken from a reference to or remnant of a totally different vision of the world – that creates a spasm of anxiety, a vague feeling of discomfort in the face of the mediocrity and the commonplace that are let in, and at the same time transformed. As if, in two or three centuries, one had to construct the history of contemporary art from bits and pieces from some salon of painting… dreams, intuition, the imagination – are these not our crutches when we only have a foot, or a hand from a classical sculpture, or a few lines from a Greek poet famous in the past for his prolixity?

This reflection on the trace that has been left behind, which one sets out to inscribe, on unchanging nature (is it perhaps eternal?), or on the murmur of time, this reconstruction of the world by simplification – purification by geometric and conceptual asceticism – could be exquisitely boring. Fortunately, the Olympian calm of the sage clad in the armour of his certainties is counterbalanced by a caustic sense of humour, which does not take itself too seriously, and is in no way dogmatic about what has been observed in the working of the universe or of a plastic system. One indeed sees recourse to the most diverse and most unexpected means to create a work: weaving, a damaged road, string, white mice, beams – M. Jouët does not restrict himself to clearly defined periods. There is a constant succession of ideas and works, they are dashed down on paper, with some particularly representative examples being realized, while the rest remain as drafts or sketches. Another problem may then arise, though this may mean going back to a question that has (seemingly) already been solved. This mobility of focus is interesting, since it indicates curiosity, a sense of ‘bricolage’ constantly on the alert, an extreme desire not to get locked up in a closed, self-sufficient system that would eventually turn into stylistic academism. The variety of creative ideas also demonstrates a deeper anxiety, which altogether contradicts the calm simplicity of the works. This anxiety is that of the creator confronting his works, their meaning and how they equate to an intuition whose power and effectiveness are never given at first sight. Anxiety, too, in the face of the external world, which remains mysterious to us. One can always object that these constructions, these rhythms, these coincidences, and the rules some people have thought they could formulate are in the end only mirages, or at best a glimpse of a reality which, in its totality and its complexity will forever escape us.

And this anxiety cannot be resolved by a single solution, however simple and splendid it may be, since the problems, the observers and the points of view are multiple. All rigour, all abstraction, is accompanied at every step by choice, imagination, chance and denial. This is where the power of conceptual art in general lies, and that of Michel Jouët in particular.

Bernard Fauchille, conservator of the Cholet galleries – 1990