Emmanuelle Tenailleau

Paroles sensibles

Michel Jouët est un homme accueillant, prêt à vous recevoir dans son univers. Au fur et à mesure de la conversation, il se révèle entièrement tourné vers le futur, en quête d’universel et de pureté.

Voir son œuvre constitue une véritable expérience, physique, mentale, sensible. Une expérience nouvelle pour tous ceux qui ne pratiquent pas ce monde de l’art géométrique. Prenez le temps de vous laisser couler dans les espaces créés.

Quelques paroles de leur auteur, livrées dans la confiance, vous éclaireront sur son chemin.

Il parle aisément, mais se tait quand il se doit.

Ce qu’il dit est à lire « en creux » : pour entendre aussi ce qu’il ne dit pas.

« J’ai dessiné, enfant, avec une vraie frénésie. Dans un climat familial détérioré, ce fut peut-être une échappatoire, une manière de rester moi-même. J’ai néanmoins eu la chance de prendre, jeune, des cours particuliers de dessin d’architecture.

Je sais donc dessiner et je sais peindre. Je possède toutes les capacités pour peindre à la manière hyperréaliste un morceau de bois sur un fond de marbre ; l’illusion sera totale. Je pourrais aussi évoquer de beaux cerfs dans une forêt d’automne et cela se vendrait sans doute. Seulement voilà, cela ne m’intéresse pas. À mes yeux cela ne vaut rien. J’ai la certitude que la perfection de la Piéta de Michel-Ange atteinte, il est devenu, depuis longtemps inutile, parfaitement inutile de reprendre ce fil d’expression. Il a été fait. Très bien. Passons à autre chose.

Aller vers l’avenir me convient, est ma seule certitude. Or, notre avenir humain, s’il y en a, réside dans un nouvel usage des formes. Un langage pur des formes livre aux hommes qui veulent bien l’entendre, un message qui résonnera encore dans le futur. S’il respecte un tant soit peu les hommes, un artiste ne devrait surtout pas faire ce qu’ils lui demandent. Peu importe qu’il ne soit pas compris dans l’immédiat : mes œuvres datant d’il y a dix ans trouvent amateurs maintenant. Un artiste est sans doute toujours un peu en avance. Surtout ne rien faire pour plaire… ni se copier soi-même…

J’ai tout aussi peu de respect pour ceux qui voient dans la peinture le moyen de s’exprimer : qu’est ce que les autres en ont à faire que je sois de bonne humeur le matin ou au contraire désespéré ? Mettre un beau rouge parce que la vie chante, ah non ! La couleur, génératrice d’émotions, est trop séductrice : je l’évite soigneusement et ne l’accepte que sous condition précise. J’aime la rigueur et l’apparente austérité du noir et du blanc. La fonction de l’art n’est pas de partager ses états d’âme.

Je pratique une peinture où le geste est dépossédé de toutes traces personnelles. Sur une texture lissée, pas de coups de pinceau, pas de gestuelle : j’efface mes traces.

Les effusions de l’abstraction lyrique me laisse interdit. Pourquoi diable le geste d’un homme compterait-il plus que celui des autres ? L’égalité n’est-elle pas gravée sur nos frontons ?

Vous l’aurez compris : je ne suis pas un homme qu’on fait plier. Incapable de faire une concession. Heureusement, la nature jusqu’au boutiste de mon épouse, Danièle, m’épaule, me soutient. Sans elle, la solitude aurait pu être envahissante. Je me considère comme un misanthrope qui rêve d’un monde meilleur et se bat pour qu’il prenne corps, pour que les hommes cessent de chercher à se faire ramper les uns les autres. Ayant horreur des chapelles, fuyant le microcosme des institutions, j’ai créé pendant quinze ans sans rien montrer de mon travail. Et j’ai travaillé !

Quand on rentre dans l’univers géométrique, on n’en sort plus.

Je me souviens clairement du moment où le pouvoir d’un trait, seul, qui ne décrit ni ne représente, me fut révélé. J’avais 15 ans environ. Sur ma table de dessin, je traçais une ligne, noire sur blanc. Je sus que la peinture était là. Son essence résidait là, sans autre fonction qui la dévore : ni expression de mon être intime, ni lyrique, ni descriptive. Parce que la présence de cette ligne simple ordonnait quelque chose. La géométrie est un langage qui se suffit.

D’abord je ne révélai rien de cette conquête. Je me crus fou jusqu’au jour où je découvrais Rodtchenko, Malevitch, Mondrian… Quoi ! Ce que j’avais découvert, isolé, d’autres l’avaient déjà exploré, il y a trente ans ! Ce fut merveilleux et cette famille resserrée ne m’a plus quittée. J’ai des amitiés solides, des estimes réciproques, des références qui m’accompagnent. Je m’entoure de ces gens respectables.

Je ne suis pas un trouveur mais un chercheur…

Mes travaux de pionner ont enfanté des petits. J’ai conçu tant de choses différentes, en apparence disparates. La même préoccupation les unit. Créer est le seul intérêt de l’art, de la vie. Tout commence par le dessin. Des milliers de croquis attestent de ce qui s’échafaude mentalement. Certains seulement se concrétisent : je manque de moyens pour tout réaliser. Avant même de commencer une réalisation, je sais exactement ce qu’elle sera. Tout est prévu, rien ne provient d’un hasard. Reste à réaliser dans la précision la plus grande. Alors que je déteste la technique au sens artistique du terme – elle ne sert à rien – j’apporte les soins les plus minutieux à l’élaboration matérielle du résultat de mes recherches : je passe un temps inouï à la réalisation de mes œuvres. Par exemple, je commande une toile très particulière que je n’agrafe pas sur les côtés comme le font beaucoup. Je tiens à ce qu’elle soit tendue impeccablement sur le châssis, lui-même intégré à un double coffre de bois. Le passage de couches successives de blanc réclame une semaine de labeur patient. Ce travail invisible est capital.

Afin d’explorer le langage des formes, je soumets mon action à une règle extérieure à moi-même.

Ce peut-être une fonction mathématique, la répétition d’un angle, un rapport prédéterminé par un calcul de la ligne. Les mathématiques proposent un langage artistiquement convaincant : les formes qu’elles préconisent possèdent une qualité interne résonnante. Elles se révèlent à nous. Nues, pures. Curieusement, quand une peinture est bonne, elle est belle alors que jamais mon but fixé n’a été esthétique. L’idée de satisfaction personnelle m’indiffère. C’est autre chose qui se donne ici. Le principe systématique constitue une proposition objective dont il découle de multiples variations. En exemple, une corde teintée régulièrement et alternativement de blanc puis de noir, peut être tendue sur une toile carrée noire : à ses bords, des clous qui la divisent en espaces similaires font parcourir à la ficelle un trajet préconçu et obligatoire. Se dévoile à mon insu une logique très significative. L’aléatoire qui me fascine aussi est le fondement d’une partie de mes recherches : j’ai fait appel aux forces naturelles quand je disposais des bandes flottantes sur le fleuve, bandes que le courant emporta dessinant des formes inédites.

Je ne refuse pas la sollicitation du monde réel : il contient les mêmes forces géométriques. Les mêmes présences. Voyez les dessins que je réalise à partir de plumes d’oiseau. Je poursuis à l’encre le dessin de leur plumage et à quoi aboutissent mes encres dont je ne suis en rien responsable ? À un triangle pour la pie, à un cercle pour la tourterelle, des rectangles pour la huppe. Et la géométrie n’appartiendrait pas au monde ?

Je propose de l’invisible et le rend visible. À ce titre, les fils à plomb sont une idée continue de mon travail. Au fil des années, les pistes entrevues, testées sont poursuivies, se mêlant les unes aux autres. Le fil à plomb m’intéresse pour la verticalité restituée, pour le vide qu’il crée avec une figure décalée le long d’un angle prévu. Il me permet d’évoquer ce qui ne peut se dire. L’absence et tant de choses. Je n’aime pas parler de sens car l’essentiel réside dans le non-dit. Lorsque à un salon à l’étranger, je disposais des modules angulaires métalliques de sorte qu’un cube évidé soit suggéré, des visiteurs se mirent dedans ! J’étais ému, en France pareil accueil est rare. Il faut croire que l’art géométrique est mieux connu en Belgique ou en Allemagne. Ces personnes avaient senti combien le vide recèle de présence. Quand deux carrés se rencontrent sous un angle différent, le vide créé a autant de poids, de tension que les deux carrés.

Le langage vers lequel je tends est le plus dépouillé possible. La beauté ? Qu’est-ce sinon la certitude que je ne peux plus rien enlever. Arriver à quelque chose de si léger que tout d’un coup, il devient dense. D’une densité inédite.

J’ai vu récemment danser Sylvie Gillem. La piste plongée dans le noir le plus total, elle se mouvait dans un cercle de lumière restreint. Elle habitait pourtant tout l’espace. Que de travail cache cette simplicité extraordinaire !

Je me demande toujours ce que je peux faire de moins. Un fil noir recouvre un fil blanc sur un carré noir. Visible invisible, la verticale en dit plus long que tout discours. Et ce n’est pas mon rôle de discourir… »

Propos recueillis par Emmanuelle TENAILLEAU, le 12 décembre 2005.